Humide nation de Cuba, je suis allongé sur la plage, je viens de
me réveiller. Mon corps est rouge, j'ai l'impression que je suis
resté là toute la journée, grillant doucement comme un con.
J'ouvre péniblement les yeux et vois Victor s'avancer vers moi. Le
mec a l'air sacrément défoncé. Je sais pas ce qu'il s'est enfilé
pendant mon coma mais ça a l'air sale : « Hé ! Hé !
Viens voir, faut qu'on dégage d'ici.
- Faut qu'on dégage d'ici ?
- Oui, oui ! Lève toi et viens voir. ». Je m’exécute :
ma peau brûle, je souffre, c'est indéniable. Mais les médocs qu'il
m'a filé font encore effet : tout est de l'ordre du
supportable. On fait quelques pas vers l'eau et en passant une dune,
je comprends l'enthousiasme du vieil homme : « J'ai fait
ça pendant que tu dormais. Je suis allé en ville pour acheter ce
qu'il me fallait et voilà. ». Voilà ? Sérieusement ?
Victor me présente un magnifique objet : des cagettes de bois
assemblées sur un ingénieux système de bidons en plastique. Il y a
des coussins cloués sur le bois et une sorte de petite voile, faite
de bâches en plastique, accrochée à un réseau de manches à
balais au centre de ce qu'il me semble correct d'appeler : une
embarcation. Victor monte sur le radeau : « Regarde !
Là, j'ai fait un coffre avec de la nourriture et de l'eau – en
effet, j’aperçois quelques bouteilles et des chips dépassant
d'une boîte en bois.
- Putain, bien joué.
- Il y a même de quoi pêcher.
- Ah ouais… Cool. Mais tu veux qu'on fasse quoi exactement ?
- On va partir.
- Partir ?
- Oui, par là – il me montre sans surprise la grande étendue
d'eau –, j'ai fait un gouvernail à l'arrière, on peut aller où
on veut ». Je ne pose plus de question, tout me semble couler
de source. J'agrippe l'engin avec lui et on se met à le traîner. Le
tout flotte très bien et même après avoir hissé nos carcasses à
bord, on continue à glisser sur les vagues. Nous sommes d'abord
rabattus sur le rivage. Les rouleaux sont puissants et nous n'avons
pas de moteur. Victor, armé d'une pelle, lutte comme un démon pour
nous décrocher de la plage. Descendant du bateau quand les bidons se
retrouvent coincés dans le sable, criant au vent de souffler, buvant
des litres d'eau, mangeant des chips et fumant les joints que je lui
fournis, humblement, quand il m'en fait la demande. Ma tâche n'est
pas simple, je dois rouler sans mouiller la feuille et regarder avec
compassion Victor quand il est sur le point de craquer. Deux heures
plus tard, nous sommes enfin lancés. Le radeau est à une centaine
de mètres de la plage et le vent se décide soudainement à nous
porter vers l'inconnu. Dans la boîte, il ne reste plus qu'un paquet
de chips et deux litres d'eau, le soleil continue de taper. Victor
s'est endormi. Je roule encore quelques joints, par pur réflexe, et
les fume, par pur ennui. J'abrite ensuite la weed de l'humidité, en
l'enfouissant sous quelques couvertures trouvées au fond de la boîte
réservée aux vivres. Je prends le paquet de chips et en mange la
moitié. Ma langue est complètement sèche, j'hésite à me servir
dans les réserves d'eau, c'est vrai que deux litres ne me semblent
pas suffisants pour survivre ici. J'en prends quand même deux
gorgées. Le radeau me berce et je finis par m'endormir. Victor me
menace d'un flingue, je sais que je suis en pleine rêverie mais ces
images m'affectent profondément. Il trouve que je suis trop mou, que
je n'avance pas assez. Il dit que je le ralentis. Malgré mes pleurs,
il tire dans ma direction. Je ne meurs pas, j'essaye de m'enfuir. La
peur me réveille. Victor est là, bouffant des chips, il me sourit.
Le soleil est maintenant bas dans le ciel : « Tu en veux ?
– en tendant le paquet dans ma direction
- Non, ça va. Tu sais où on est ?
- Comment ça ? », ma question était stupide. On est
au milieu d'une putain d'infinité d'eau, poussés gentiment par le
vent. Victor attrape sa canne à pêche bricolée et balance
l'hameçon par dessus bord. Je ne sais pas ce qu'il croit ; les
poissons ne vont pas mordre un bout de métal pour son bon plaisir.
Ce vieux con est vraiment trop défoncé : « Tu penses que
tu vas attraper quelque chose ?
- J'espère ! – en riant – J'ai fini les chips !
- Sérieux ? T'as fini les chips ?
- Oui, j'avais faim.
- Mais putain, qu'est ce qu'on va bouffer ? », il
désigne la canne à pêche du bout de son nez. Je ne préfère pas
répondre. Il n'est pas intelligent de se disputer à cet instant. Et
puis, après tout, moi aussi je suis complètement défoncé ;
peut-être que je fais tout un plat d'une connerie, Victor est un
superbe ami, le traiter de sale pute ne serait que déplacé. La nuit
arrive, Victor tente toujours d'attraper du poisson. Le ciel est
magnifique, la lune nous permet de voir assez pour ne pas flipper.
L'embarcation avance sur du pétrole de mauvaise qualité,
certainement coupé à l'huile ; je me roule un joint et
l'allume. Victor en fume la moitié. Les joints s'enchaînent, cela
fait peut-être trois heures que le bougre essaye de remonter la
poiscaille, sans aucune trace de succès. La soif et la faim commence
à me titiller, il faut que je gueule : « Bordel, fais
chier ! Tu comptes sérieusement choper du poisson comme ça ?
- Bien sûr, c'est une canne à pêche.
- Mais t'as pas mis d'appât, putain.
- Pas besoin.
- Bien sûr que si, faut un appât.
- Non, non.
- T'es sérieux ?
- Je peux en attraper sans.
- Trop pas.
- J'y suis déjà arrivé.
- Putain, tu me fais chier. », je lui balance ma godasse à
la gueule : « Tu me fais chier, vieux con ! »,
je me lève : « Tu me fais putain de chier ! ».
Le vieux se contorsionne et me saute au cou. Je tombe au sol, ma tête
atterrit sur un coussin. Victor se retrouve sur moi, il me contrôle
d'une main – qu'il se permet d'écraser sur ma gorge – et me
présente un hameçon de l'autre : « T'es sur les nerfs
Sal ! Calme-toi ! Je n'aime pas quand tu cris ! Je
vais te calmer si tu ne te calmes pas !
- Mais t'es taré !
- Tais-toi Sal, tais-toi ! Je vais te trancher la gorge !
- Putain, tu me fais flipper.
- Tu as peur du sang ?
- Sérieux, Victor, putain, pardon.
- Tu as peur ?
- Ouais, ouais, carrément. ». Il approche l'hameçon et se
taillade doucement le haut de la main. Il y a du sang partout. Le
vieux se lève et s'approche du bord de l'eau : « Tu veux
pêcher avec un appât ? Quoi de mieux alors ! », il
plonge sa main blessée dans l'eau, me dévisage et se met à crier.
Je suis pétrifié. Il est complètement arraché. La scène continue
pendant quelques minutes : Victor s'arrête de temps en temps
puis reprend sa gueularde. Je ne comprends plus vraiment la
situation. Victor répand son sang dans l'eau salée, je suis
terrorisé, affalé sur un coussin avec notre radeau qui continue son
avancée dans l'obscurité. Je vois une forme sortir de l'eau à
quelques mètres de moi. La chose vole et se dirige dangereusement
vers notre navire. Je n'ai pas le temps de l'éviter : il
s'écrase sur ma poire. Un second atterrit un peu plus loin. Je
commence à crier. Victor, lui, n'a pas arrêté son manège et nos
cris, bien que venant de croyances ou valeurs différentes, se
répondent pour nous rassembler en une folie conviviale. Nous sommes
maintenant sous une pluie de trucs gigotant, longs de quelques
centimètres à peine. Victor s'arrête enfin : « Tu
vois ! – en riant – Je ne suis pas fou ! », il
attrape un des intrus et me le montre : « Un poisson
volant !
- Sérieux ?
- Regarde – il le rapproche de mon visage.
- Mais… Tu penses que…
- Quoi ?
- Enfin bon… Je veux dire… C'est pas ton sang qui les a fait
venir, enfin, je pense pas.
- En tout cas, ils n'étaient pas là avant.
- Ouais, c'est vrai mais… C'est peut-être de la chance ?
- Non, je ne pense pas. », il attrape tous les poissons et
les met dans un seau rempli d'eau. Je commence à sérieusement me
poser des questions à propos de tout ça. J'y vois une mystérieuse
histoire d'enlèvement, de rites anciens ; le tout arrosé de
complots et de doubles identités : « Dis, mec, il te
reste des médocs que tu m'avais filés ? – il sourit
honteusement.
- Oui ! J'ai plein de choses dans le genre.
- Non mais juste les médocs.
- T'es sûr ? Regarde j'ai des acides – il brandit un petit
récipient rempli d'un liquide translucide –, des amphétamines et
je crois qu'il me reste un peu de…
- Non, mais non, je veux juste les médocs, là.
- D'accord, d'accord. ». Il trempe son doigt dans une fine
poudre et le fait ensuite glisser dans ma bouche. Je ne dis rien, ce
n'est pas grave. Je le vois se préparer un cocktail synthétique,
mélangeant rigoureusement un peu de tout. Le soleil se lève, nous
sommes toujours perdus au milieu de rien. Il n'y a plus de chips,
l'eau est quasiment terminée ; le temps est magnifique. Victor
recommence sa pêche sans appât mais je n'ose plus rien lui dire. Je
me contente de m'installer à côté du seau signifiant mon soutient
pour sa démarche. A l'intérieur du récipient, les poissons
continuent de gigoter, il doit y en avoir une vingtaine. Je les
touche du bout des doigts, c'est relaxant. Certains essayent de
trouver un peu de nourriture sous mes ongles, d'autres s'éloignent.
Je devine leurs ailes mais ai du mal à les imaginer s'envoler. La
faim se fait de plus en plus présente et je comprends qu'il ne nous
sera pas possible de faire griller ces merdes ; j'en prends un,
lui enlève minutieusement les nageoires ; dès que je rencontre
une difficulté, j'en appelle à mes dents qui découpent dans le tas
pour enlever ce qui ne serait pas judicieux d'avaler puis, au final,
je suce ce qu'il reste d'accroché aux arêtes. Pas grand chose,
malheureusement. Victor m'interpelle : « C'est bon ?
- Pas vraiment. ». Quelques heures plus tard le vent se
lève. Les vagues deviennent plus rondes et le radeau craque à
chaque secousse. Les pétards s'enchaînent. Quand ma faim devient
trop insupportable, j'avale quelques poissons. Les minutes défilent
comme si elles étaient des secondes, les médocs aident ; il n'y a
plus rien qui me rattache à la dure destinée de ce radeau. Je sais
que chaque morceau se retrouvera sous peu à quelques kilomètres de
là, reposant sur le sable glacial des profondeurs ; j'attends
la suite des événements, je ne suis pas pressé mais je ne cherche
pas non plus à profiter. La nuit tombe, les vagues se font encore
plus violentes, Victor n'a pas bougé de la journée, sa canne entre
les mains, il attend sagement. Dans un affreux sifflement, la voile
se déchire et finit par s'envoler ; personne ne bouge. Quand un
des bidons se décroche, j'entends Victor marmonner quelques phrases
à propos des cordes, je pense qu'elles me sont destinées mais je
n'arrive pas à saisir la structure complète de son propos.
Peut-être veut-il que je refasse les cordages ? Peut-être pas.
J'attrape un poisson ; je ne prends pas la peine de le tuer, il
glisse sous ma langue puis essaye de s'aventurer dans ma gorge ;
mes dents coupent l'animal en deux, après de multiples opérations
masticatoires, je me décide à avaler mon œuvre. Le bidon disparu
nous manque, l'eau s'infiltre dans le navire. Victor lâche sa canne
et commence à écoper, je devine son réel amour pour cette cagette
flottante. Un second bidon se détache : « Mec, putain,
c'est pas bon.
- Oui, il ne nous reste pas beaucoup de possibilités.
- De quoi, pour survivre ?
- Oui, enfin, pour essayer.
- Ouais, ouais. Mais tu penses à quelque chose ?
- Je veux dire, l'eau n'est pas froide, on peut flotter encore un
peu.
- Flotter ? Pour aller où ?
- Si on flotte assez longtemps on trouvera bien quelque chose.
- Un bateau ?
- Je ne sais pas vraiment. ». Certaines vagues s'écrasent
sur nous, le radeau perd de plus en plus de pièces, certaines
étaient essentielles, d'autres ne nous servaient pas réellement à
la base. Victor me dit de m'accrocher à une planche, ayant deviné,
avec justesse, la proche destruction de l'embarcation. Les vagues
nous martyrisent toute la nuit. Toujours sur notre planche, le jour
se lève ; une plage se dessine à une centaine de mètres de
là. Les choses évoluent, nous arrivons sur le rivage. Il n'y a plus
de doute, le sol ne se dérobe pas sous nos pas. Victor me serre la
main. Il sourit mais je sens qu'il y a beaucoup de choses qui
m'échappent, les pilules font leur boulot en m'empêchant de
m'inquiéter mais elles occultent aussi, par conséquence directe, la
joie d'un problème divinement résolu. Deux noirs se rapprochent de
nous, ils ont un accent incroyable et nous demandent, en anglais, si
l'eau est bonne. Ils roulent un joint, parlent un peu, Victor se
marre ; Ô toi ! Douce Jamaïque.
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